.V.
Hôtel particulier du comte de Thirsk
Gorath
Royaume du Dohlar

— Alors, comment cela se présente-t-il ? demanda Lywys Gardynyr, comte de Thirsk, à son invité.

— Ça dépend…, répondit ce dernier.

L’amiral Pawal Hahlynd avait la tâche peu enviable de commander les bâtiments chargés de protéger les échanges commerciaux du royaume du Dohlar dans l’anse de Hankey aux approches de la baie de Gorath. Jadis considéré comme une sinécure vaguement soporifique, ce poste n’était plus rien de tel.

— Ça dépend de quoi, Pawal ? insista Thirsk avec autant de patience que possible.

— De combien de « bateaux piégés » nous pourrons sacrifier en échange de pirates charisiens, répondit Hahlynd avec aigreur.

— Ça s’est si mal passé ?

— Plutôt, oui. (Il changea de position et inspira profondément.) En fait, je crois que Maigee aurait fini par avoir raison de son adversaire si une autre de ces fichues goélettes n’était pas arrivée. Alors, à deux contre un…

Le marin haussa les épaules, la mine grave. Thirsk hocha la tête. Ce résultat ne le surprenait pas. Il savait les Charisiens assez malins pour rester assez près les uns des autres pour s’épauler.

Ce n’est pas vraiment ce que vous attendiez de « pirates », hein, Pawal ? songea-t-il avant de se rabrouer. Peut-être Hahlynd n’avait-il pas bien compris ce qu’il lui avait dit des nouveaux canons de Cayleb et de la discipline mortelle de ses capitaines et de ses équipages, mais il avait au moins pris la peine de l’écouter. Pas seulement, du reste. Il avait même tenu compte de certaines de ses suggestions.

Il méritait d’ailleurs de voir ses efforts mieux récompensés…

— D’après ce qu’on m’a raconté, poursuivit Hahlynd, Maigee serait parvenu à tuer ou à blesser au moins les deux tiers de l’équipage de la première goélette. Et il aurait fait du petit bois de sa coque. (Un rictus sauvage dévoila les dents de l’amiral.) Je ne vois pas d’autre raison susceptible de pousser un pirate à mettre le feu à son propre navire, en tout cas.

Thirsk hocha de nouveau la tête, avec plus d’enthousiasme. Si les Charisiens s’étaient sabordés si loin de chez eux, son estimation des dégâts infligés par le « bateau piégé » devait être assez proche de la vérité. Même s’il existait au Dohlar peu d’officiers de la trempe de ce Maigee surtout depuis les batailles de la Dent de roche et de l’anse du Crochet, se rappela-t-il avec amertume –, l’échange d’un navire contre un autre était sans doute ce que son royaume pouvait espérer de mieux.

Il envisagea de signaler à Hahlynd que les corsaires charisiens n’avaient rien à voir avec les vulgaires forbans originaires de Harchong ou du Trellheim qu’il avait l’habitude d’affronter. Les marins qui avaient décimé la flotte de commerce du Dohlar et de Tarot à l’est de Howard, et qui sévissaient désormais jusqu’à la côte ouest du continent n’étaient rien de moins que des croiseurs auxiliaires de la Marine royale de Charis.

Le roi Cayleb et le haut-amiral de L’île-de-la-Glotte maudissaient sans aucun doute, sans s’en étonner, la fuite de leurs hommes entraînés vers les unités corsaires, plus attractives financièrement. Pourtant, Thirsk ne voyait pas comment les armateurs privés auraient pu mettre la main sur des pièces d’artillerie de dernière génération sans l’accord au moins tacite de la Marine royale. Accord qui, étant donné l’efficacité de ces campagnes, devait représenter l’un des meilleurs investissements de Cayleb. Au bout du compte, nombre de ces marins dévoyés finiraient par reprendre du service. La course s’avérait lucrative tant qu’il y avait des navires marchands à aborder, mais Thirsk n’était pas très optimiste quant à combien de temps les Charisiens en trouveraient.

Ce sera un bon moyen de nous débarrasser d’eux, j’imagine, songea-t-il douloureusement en admirant par la fenêtre de son hôtel particulier les magnifiques eaux bleues de la baie de Gorath. Quand ils auront coulé toute notre flotte marchande, ils n’auront plus aucune raison de s’attarder, si ?

— Pardonnez-moi, dit-il à voix haute sans se détourner de la fenêtre, mais le sacrifice d’un galion en échange d’un corsaire est sans doute ce que nous pouvons espérer de mieux.

— Eh bien, cela ne me suffit pas, à moi, gronda Hahlynd, et pas seulement parce que Thorast en rejette la responsabilité sur moi !

— Je sais, Pawal… Je sais.

Il le savait, en effet. Hahlynd était l’un des rares officiers supérieurs de la Marine royale du Dohlar à s’inquiéter davantage de contrecarrer les nouvelles menaces pesant sur la flotte que de couvrir ses arrières.

Enfin, l’un des rares, parmi ceux qui sont encore en activité, du moins, se reprit le comte.

— Il faut absolument qu’ils vous confient un nouveau commandement, Lywys, dit Hahlynd comme s’il avait lu dans l’esprit de son ami. (Non pas, admit le comte en lui-même, qu’il aurait fallu être un génie pour deviner ses pensées.) Ils doivent bien se rendre compte qu’ils ne peuvent pas se permettre de vous laisser à terre comme une ancre de rechange !

— Je ne parierais pas là-dessus, à votre place, lança-t-il avant de se retourner vers son invité. Étant donné que Thorast et le roi me reprochent tout ce qui s’est passé au large des récifs de l’Armageddon, je m’estime heureux d’en être quitte pour cette mise à terre.

Cela se lut sur son visage, Hahlynd aurait préféré, à la place de Thirsk, se défendre contre sa hiérarchie. Par malheur, le roi Rahnyld avait montré plus de détermination à identifier et à punir un bouc émissaire qu’à profiter de l’expérience de son meilleur amiral contre la Marine de Charis. Or la mauvaise fortune de Thirsk voulait que le duc de Thorast, qui tenait lieu de ministre et de commandant en chef de la Marine du Dohlar, ait épousé la sœur du duc de Malikai, l’« amiral général » incroyablement incompétent et heureusement décédé qui avait entraîné la réduction de l’essentiel de la flotte dohlarienne à l’état de tripaille à krakens malgré tout ce qu’avait fait Thirsk pour le sauver de ses erreurs désastreuses. Il y avait peu de chances que Thorast admette la culpabilité de Malikai, surtout si quelqu’un d’autre était là pour porter le chapeau. Ainsi, Thirsk avait sérieusement envisagé d’accepter l’invitation du baron Du Gué-Blanc à s’installer en Tarot en tant que numéro deux de la Marine tarotisienne.

Sans sa famille, il aurait sûrement franchi le pas, se dit-il. Sa femme n’était plus de ce monde depuis des années, mais ses trois filles s’étaient mariées et avaient des enfants. Non seulement tous lui auraient manqué plus que la vie, mais il était loin d’être certain que le roi ne les aurait pas punis de l’« échec » de leur père et grand-père si le « fautif » s’était trouvé hors de portée.

— Ils ne pourront pas vous laisser moisir ici éternellement, argumenta Hahlynd. Vous êtes notre meilleur amiral et le plus expérimenté !

— Je suis aussi l’os qu’ils jetteront au vicaire Allayn et aux Chevaliers des Terres du Temple s’il faut en venir à cela, fit remarquer Thirsk avec un calme qui le surprit lui-même.

— Nous n’en arriverons tout de même pas à une telle extrémité !

Thirsk se serait senti plus rassuré si Hahlynd avait pu mettre un peu plus d’assurance dans le ton de sa voix.

— Je l’espère… (Il se retourna vers la fenêtre, les mains dans le dos, en regrettant que sa vie ne soit pas aussi paisible que ces flots qu’il avisait dans le lointain.) Je n’en suis pas convaincu, malheureusement.

— Vous savez, dit Hahlynd avec embarras, il serait sans doute utile que vous… enfin…

— Que je la ferme ? Que je cesse de leur marcher sur les pieds ? (Un ricanement sardonique déforma les lèvres de Thirsk.) Hélas ! Pawal, j’ai moi aussi mes responsabilités, et pas seulement à l’égard du roi.

— Je sais. C’est l’une des raisons qui m’ont poussé à venir vous consulter, pour glaner auprès de vous quelques idées. Malheureusement, chaque fois que vous ouvrez la bouche, cela ne sert qu’à exaspérer Sa Majesté. Quant à Thorast… !

Hahlynd leva les yeux au ciel et secoua la tête. Thirsk partit d’un rire sans joie.

— Je ne vois pas ce que Thorast aimerait entendre sortir de ma bouche… à part un râle d’agonie !

À vrai dire, ajouta-t-il à part lui, sans Fern, Thorast m’aurait déjà fait passer en cour martiale et pendre haut et court devant le Parlement à titre d’avertissement pour tous les jean-foutre de mon espèce qu’il sait cachés quelque part, dont l’incompétence et la couardise se sont à l’évidence ajoutées aux miennes pour trahir son beau-frère.

Au moins, Samyl Cahkrayn, duc de Fern et premier conseiller du Dohlar, semblait reconnaître l’importance de Thirsk et de la poignée d’officiers supérieurs rescapés et tombés en disgrâce de la flotte dévastée du duc de Malikai. Il avait l’air de chercher à les défendre, en tout cas. Sans protecteur si haut placé, Thirsk aurait sans doute déjà subi toutes les conséquences de l’« extrême déplaisir » du monarque. Bien sûr, il était toujours possible que Fern ne soutienne Thirsk que pour pouvoir le sacrifier plus tard en cas de besoin. Si le Groupe des quatre réclamait un bouc émissaire pour l’échec de la brillante campagne navale du vicaire Allayn, il serait difficile de livrer meilleur candidat que l’amiral le plus ancien ayant survécu à ce fiasco.

— Je crains que vous ayez raison à propos de Thorast, regretta Hahlynd.

— Et comment, que j’ai raison ! grogna Thirsk. Si ce n’était pas ma faute, ce serait celle de son beau-frère, après tout.

— Il y a de cela, mais votre dénigrement systématique du programme de développement naval doit jouer beaucoup aussi.

— Ah bon ? (Thirsk le dévisagea un instant, puis haussa les épaules.) Je vous crois, mais cela ne change rien au fait que ce fameux programme n’aura aucune utilité face à Charis. Nous n’avons pas besoin d’une nouvelle flotte de galères, Pawal. À vrai dire, il serait suicidaire de nous en doter !

Hahlynd ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais se ravisa. Thirsk émit un autre grognement.

De toute évidence, personne ne s’était intéressé aux rapports dans lesquels il avait décrit ce qui s’était passé au large des récifs de l’Armageddon. Quand il était d’humeur indulgente, il essayait de se rappeler que les lecteurs de son récit devaient se demander s’il disait la vérité ou cherchait uniquement à se couvrir. Qu’il se soit trouvé confronté à des bâtiments de guerre de conception inédite et meurtrière, et non à un commandant ennemi simplement plus compétent que lui faisait en effet paraître son échec beaucoup plus excusable. La vérité avait toutefois la vilaine habitude de se retourner contre ceux qui n’y croyaient pas, et Thirsk éprouvait la sinistre certitude que sa flotte en pâtirait de nouveau.

— C’est une parfaite imbécillité, Pawal. Des galères ? Vous venez de me raconter ce qu’une seule de leurs goélettes a réussi à faire d’un galion armé des meilleures batteries dont nous avions pu l’équiper. Personne n’est-il donc capable de comprendre que les galères sont désormais totalement dépassées ?

— Les nouveaux modèles seront un peu plus marins, tout de même.

Hahlynd avait vraiment l’air, aux yeux de Thirsk, de chercher à tout prix à voir le bon côté des choses.

— Je vous l’accorde. Effectivement, ce n’est pas à négliger.

Son regard se rembrunit et se durcit comme il se remémorait l’interminable périple de sa flotte qui l’avait menée à son rendez-vous catastrophique avec la Marine royale de Charis. Les galères dohlariennes étaient conçues pour le cabotage et non pour la navigation hauturière que cette traversée avait exigée d’elles. Elles étaient plus courtes et plus légères que leurs équivalents charisiens, avec un plus faible tirant d’eau, même toutes proportions gardées. Par conséquent, elles avaient un déplacement à peine supérieur à la moitié, voire au tiers de celui des galères ennemies. Cela les rendait beaucoup plus rapides et manœuvrables à l’aviron, bien sûr… tant que leur coque était à peu près propre. Par contre, elles étaient beaucoup moins stables à la voile et pouvaient donc moins en porter et plus vulnérables aux éléments, même par mer relativement peu formée. Ainsi, quand elles n’étaient pas propulsées par leurs rameurs c’est-à-dire dès qu’elles s’éloignaient des côtes –, elles devenaient plus lentes et moins maniables. Les galères charisiennes, elles, n’étaient conçues pour voguer à la force des bras qu’une fois encalminées ou dans le feu de l’action. C’étaient avant tout des voiliers dotés d’avirons capables de leur offrir un surcroît de puissance, afin de gagner en vitesse à la voile, d’accélérer plus facilement, de changer plus vite d’amure. Par temps calme, elles étaient très défavorisées du point de vue de la maniabilité ; dans les conditions de navigation caractéristiques de la haute mer, l’avantage basculait entièrement de leur côté.

Le vaisseau amiral du duc de Malikai, le Roi-Rahnyld, était le bâtiment le plus imposant de toute la flotte du Dohlar. Presque aussi long que son homologue tarotisien, commandé par le baron Du Gué-Blanc, il était beaucoup plus haut sur l’eau. Pourtant, son déplacement déjà formidable pour la Marine dohlarienne arrivait à peine à la moitié de celui du fleuron de la flotte de Tarot.

Même ce dernier était plus léger et moins profond que la majorité des galères de Cayleb, sans parler de ses galions, dont le tirant d’eau encore supérieur améliorait leur comportement sur l’eau et faisait d’eux les plates-formes idéales pour accueillir la nouvelle artillerie. La vitesse et la maniabilité à l’aviron, de même que les hauts châteaux, s’étaient révélées inutiles au combat face aux terribles bordées des galions charisiens et à leurs exceptionnelles qualités nautiques. Par ailleurs, Thirsk en avait la certitude, au moins une dizaine des unités perdues par Malikai avaient sombré pour la seule et unique raison qu’elles n’avaient rien à faire au milieu de l’océan. Par conséquent, si les nouveaux modèles tenaient un peu mieux la mer que les anciens, alors tant mieux !

Par malheur, cela signifie seulement qu’ils resteront à flot assez longtemps pour que les Charisiens les réduisent à l’état d’épaves.

— Ce n’est pas à négliger, répéta-t-il, mais ce n’est pas suffisant non plus. N’oubliez pas que notre flotte n’est pas la seule à avoir été anéantie par Cayleb.

— Certes. Cependant, nous ne savons toujours pas de façon précise ce qui est arrivé au duc de Flots-Noirs et au comte de Mahndyr.

Thirsk laissa échapper un bruit de gorge. C’était exact, hélas !

— Vous avez raison. Il est à porter au crédit du Groupe des quatre et de son esprit d’initiative d’avoir déjà mis en place un nouveau programme de construction navale… même s’il se trompe sur l’orientation à lui donner. Les vicaires auraient dû commencer par lire nos rapports, je le crains…

Le système de sémaphores de l’Église permettait aux Quatre de transmettre leurs ordres aux différents royaumes et empires à une vitesse qu’aucun État séculier n’aurait pu égaler. Au fil des ans, comme Thirsk le savait très bien, cet avantage s’était révélé inestimable pour l’Église et ses dirigeants. Dans le cas présent, toutefois, cette rapidité de communication se retournait contre eux. Ils avaient lancé le programme de construction navale le plus ambitieux de toute l’histoire du monde et… ils s’étaient trompés de modèle. Dieu seul sait combien d’argent et, surtout, de temps et de main-d’œuvre qualifiée ils avaient déjà gaspillé pour acheter des bateaux qui seraient plus qu’inutiles dans les nouvelles conditions de combat maritime. Il se trouvait que l’Église pouvait assumer les conséquences financières de cette erreur mais, si les « Chevaliers des Terres du Temple » persistaient à ne pas tenir compte des recommandations de Thirsk, ils finiraient par être responsables du massacre par la Marine royale de Charis d’un nombre invraisemblable de marins et de soldats embarqués appartenant à d’autres royaumes.

Et moi qui n’arrive à convaincre personne de lire mes foutus rapports, désespéra le comte. Me voir donner raison quand tout sera terminé ne m’apportera qu’un maigre réconfort.

— Eh bien, Pawal, làcha-t-il enfin, nous n’avons plus qu’à faire de notre mieux. Cela paraît improbable, je le sais, mais, si je continue de crier assez fort et assez longtemps, quelqu’un finira peut-être par me prêter attention. Je suis sûr qu’il s’est déjà produit plus extraordinaire, quelque part dans le monde, depuis la création…

Hahlynd pouffa obligeamment en réponse à la piètre plaisanterie de Thirsk, mais celui-ci n’avait pas le cœur à rire.

Il y a des moments, songea-t-il, où il est décidément difficile de croire que Dieu est de notre côté.

Bien entendu, il n’aurait jamais osé exprimer à voix haute une telle pensée, même en la seule compagnie de Hahlynd. Il aurait même préféré se la taire à lui-même.

.VI.
Port et palais du roi Cayleb II
Tellesberg
Royaume de Charis

Aucun canon ne tonna pour saluer le modeste galion désarmé lorsqu’il se glissa entre les digues de Tellesberg. Cela étant, aucune batterie n’ouvrit le feu sur lui non plus.

C’était déjà un immense soulagement, songea Trahvys Ohlsyn.

Les mains serrées sur la lisse de pavois, le comte de La Combe-des-Pins regardait se rapprocher la ville de Tellesberg tandis que criaient et sifflaient au-dessus de lui des mouettes et des vouivres. Comme dans la plupart des ports, l’eau était loin d’être immaculée à proximité des quais, même si les sévères injonctions de l’archange Pasquale concernant l’évacuation des eaux usées et des ordures empêchaient la situation de trop se détériorer. Ce bassin sentait même meilleur que la baie d’Eraystor, alors que la capitale charisienne était beaucoup plus étendue que celle d’Émeraude.

À vrai dire, c’était la plus grande ville exception faite de Sion que La Combe-des-Pins ait jamais vue. Au-delà du front de mer, où l’activité trépidante contrastait avec le calme de l’Eraystor sous blocus qu’il avait quittée, les toits de Tellesberg s’étendaient vers les hauteurs bleutées et éternellement enneigées des montagnes dont la présence s’imposait au sud et au sud-est. Les entrepôts occupaient une vaste surface sillonnée de rues droites, manifestement tracées pour autoriser le passage de dragons de trait et de lourds chariots de marchandises. Les logements disséminés le long des quais se faisaient pour la plupart très discrets. Le comte ne distinguait aucune villa familiale, mais les immeubles à plusieurs étages avaient l’air bien entretenus. La grande majorité était en briques et, de là où il se trouvait, il ne voyait aucun signe de taudis. C’était en soi très impressionnant, quoiqu’il devait bien s’en trouver quelque part, même dans cette ville bénéficiant de la gouvernance éclairée des Ahrmahk.

Derrière les quais, qui s’étendaient aussi loin que portait son regard le long du Telles, le fleuve traversant la capitale, celle-ci montait en pente douce jusqu’aux basses collines où logeaient les nantis. À mesure qu’on s’éloignait du port apparaissaient les premières maisons familiales, jusqu’alors absentes. Certaines, demeures d’aristocrates ou de riches marchands et entrepreneurs voire les trois à la fois, puisqu’il s’agissait de Charis –, étaient très imposantes, d’autres beaucoup plus modestes. La Combe-des-Pins s’avoua pourtant plus impressionné par l’existence de ces dernières. Partout ailleurs sur Sanctuaire, il aurait été inconcevable que ne soit pas exclusivement réservée aux riches et aux puissants l’accession à la propriété individuelle, surtout dans une ville aussi vaste et aussi onéreuse que Tellesberg.

Comme son galion se dirigeait vers l’appontement où il avait reçu instruction de s’amarrer, le comte eut tout loisir d’admirer le palais royal. Implanté bien en arrière, sur la rive du fleuve baignant sa courtine ouest, il était toutefois érigé assez près des bassins pour offrir des fenêtres de ses tours une excellente vue sur la baie. Au sommet de la plus haute de ces structures flottait un immense étendard. La Combe-des-Pins ne parvenait pas à en distinguer l’emblème de là où il se tenait, mais il n’avait pas à voir le kraken d’or sur fond noir ni la couronne placée au-dessus de sa tête pour comprendre le sens de ce drapeau. Sa présence en haut du donjon indiquait au monde entier que le roi Cayleb était en résidence au château. À cette idée, le comte sentit se contracter les muscles de son ventre.

Ne te fais pas plus stupide que nécessaire, Trahvys, s’admonesta-t-il. C’est justement pour rencontrer Cayleb que tu es venu, imbécile ! Vu sous cet angle, l’espérer ailleurs n’importe où ! serait assez ridicule, non ?

Étrangement, cette réflexion ne contribua en rien à lui dénouer l’estomac.

Une vouivre à grande gueule plana devant lui, à tout juste vingt pieds de son navire. Sa mâchoire ouverte toucha les vagues dans une gerbe d’écume. Le contact freina brusquement l’animal, qui s’arracha bientôt à l’eau de toute la force de ses quatre ailes pour s’élever dans l’air, la poche membraneuse de sa mandibule inférieure gonflée de poisson. Éternel pessimiste, La Combe-des-Pins décida qu’on lui pardonnerait de voir là un mauvais présage pour l’avenir d’Émeraude. Il se tourna vers les trois galères de la Marine royale de Charis escortant son galion réduit à l’impuissance qui se glissait sans hâte vers les quais. Il ne pouvait pas leur en vouloir de le surveiller avec tant d’attention, même s’il ne voyait pas ce que pourrait entreprendre un navire isolé, sans même un mousquet à bord, contre la garnison et la population d’une cité de la taille de Tellesberg. Il avait choisi de considérer leur présence comme une marque de respect. Avec beaucoup d’efforts de persuasion, peut-être arriverait-il à convaincre un enfant de trois ans particulièrement naïf qu’il y croyait vraiment.

Il partit d’un rire guttural qui eut au moins le mérite d’apaiser ses douleurs abdominales. C’était sûrement temporaire, mais il prit le parti d’en profiter tant que cela durerait.

 

Le roi Cayleb II était assis sur son trône lorsque deux gardes royaux extraordinairement vigilants firent entrer son « invité ». Les talons des soldats claquaient sur le sol de marbre poli dont les volutes outremer évoquaient du lapis-lazuli. Plus légers, les souliers d’apparat du comte de La Combe-des-Pins ne faisaient, eux, aucun bruit.

C’était la première fois que Cayleb posait les yeux sur La Combe-des-Pins. Il découvrit un Esméraldien type, au physique en tout point identique à celui de bon nombre de Charisiens, mais vêtu d’une tunique à épaulettes de coupe résolument étrangère, de nature à tromper sur la carrure de qui la portait. Pourtant, cet homme était assez bien charpenté pour n’avoir nul besoin d’un tel artifice.

Il arborait autour du cou une lourde chaîne en or, symbole de son statut de premier conseiller d’Émeraude. Il avait les yeux aussi marron que Cayleb et, nonobstant sa position élevée dans la hiérarchie, ses cheveux étaient encore noirs. Il paraissait même beaucoup plus jeune que s’y était attendu le roi. Pourtant de quinze ans l’aîné de ce dernier, il n’avait pas l’air plus vieux que le père Paityr Wylsynn. Enfin, peut-être un peu plus. En tout cas, il était loin de grisonner assez pour être le premier conseiller d’un prince régnant.

Qui ne le sera peut-être plus très longtemps, du reste, se rappela Cayleb avec raideur.

La Combe-des-Pins s’approcha du trône et s’arrêta, sans y avoir été invité, à précisément la bonne distance. Il parvint à dégager une remarquable impression de sérénité en exécutant une profonde et respectueuse révérence. Malgré tous ses efforts, songea Cayleb, il ne pouvait pas être aussi insouciant qu’il voulait le faire croire. Le souverain en prit note dans la colonne des points positifs sur la liste mentale qu’il dressait à propos de son visiteur.

Il ne ressentait aucune hâte à en venir au fait, et ce pour plusieurs raisons. La première était que forcer La Combe-des-Pins à patienter contribuerait à donner le tour attendu à la conversation. La deuxième, moins noble, était que Cayleb prenait un malin plaisir à souligner le déséquilibre des pouvoirs entre son État et celui du prince qui avait tenté de le faire assassiner. Enfin, la troisième raison avait trait à une autre visite que recevrait Cayleb dans les jours à venir.

La salle du trône était une vaste et haute pièce. Au plafond, des ventilateurs mus par de petits moulins à eau dissimulés au sous-sol tournaient sans à-coups pour faciliter la circulation de l’air tropical. Les murs épais, garants de la fraîcheur intérieure, étaient percés de profondes fenêtres donnant sur une cour que la défunte mère de Cayleb avait passé des années à aménager. L’ensemble du palais était représentatif d’une étape intermédiaire dans l’histoire de l’architecture royale. Il était entouré de remparts épais et bien conçus, augmentés de bastions à intervalles réguliers, mais ces fortifications dataient d’avant l’avènement de l’artillerie. Elles abritaient un espace de vie agréable et non les entrailles d’une sinistre forteresse. Merlin lui avait dit qu’un jour pas très lointain ces imposantes murailles appartiendraient au passé. Contre les bouches à feu qui feraient bientôt leur apparition, des murs d’antique conception tels que ceux qui ceignaient le palais de Tellesberg ne représenteraient plus qu’une légère contrariété pour tout assaillant sérieux.

Cayleb s’arracha aux chemins de traverse sur lesquels vagabondait son esprit. Il posa les coudes sur les bras de son siège, joignit les bouts de ses doigts devant sa poitrine comme il avait si souvent vu son père le faire dans cette même salle du trône. Son père, qui était mort en partie à cause de l’homme debout devant lui et du prince qu’il servait.

— Eh bien, fit le roi dans le silence patient qui régnait autour de lui, je ne m’attendais pas à vous voir vous présenter ici, Votre Grandeur, du moins pas en tant qu’émissaire.

Cette déclaration n’avait qu’un lointain rapport avec la vérité. En effet, il y avait plus de trois quinquaines que les « visions » de Merlin avaient averti Cayleb de l’arrivée de La Combe-des-Pins. En fait, Cayleb connaissait aussi bien que le comte esméraldien les instructions qu’il avait reçues de Nahrmahn. Bien entendu, il n’avait aucune intention de le laisser le deviner.

Il serait malvenu de donner à l’Inquisition des raisons de me croire versé dans la magie noire et les arts occultes, plaisanta-t-il intérieurement. Si jamais je m’y laissais aller, l’Église Mère risquerait de ne plus trop m’aimer !

Cayleb remarqua la légère grimace que fit La Combe-des-Pins en entendant les derniers mots de sa phrase. Parfait, se dit-il.

— Maintenant que vous êtes là, reprit-il à voix haute après un bref temps d’arrêt tendu destiné justement à souligner ces quelques syllabes, je suppose que nous devrions écouter ce que vous avez à nous dire.

— Votre Majesté, répondit La Combe-des-Pins d’une voix remarquablement ferme, compte tenu des circonstances, vous n’êtes pas sans soupçonner les raisons de cette visite impromptue et quelque peu théâtrale.

— Étant donné que vous êtes arrivé à bord d’un vaisseau officiel, je suppose que vous n’êtes pas venu offrir à Charis l’allégeance que vous avez jurée au prince Nahrmahn.

— Non, en effet, Votre Majesté.

La Combe-des-Pins affronta sans sourciller le regard de Cayleb, avec une assurance qui imposa le respect au jeune monarque. À elle seule, elle le châtiait de sa propre légèreté.

— Je n’en doutais pas, convint-il avec plus de sérieux. À vrai dire, au vu des relations diplomatiques existant entre ce royaume et la principauté de votre maître sans oublier ses alliés –, je ne vois rien qui ait pu motiver votre déplacement, Votre Grandeur, sinon la volonté de négocier les conditions de la reddition du prince Nahrmahn.

— Dans les grandes lignes, c’est bien cela, Votre Majesté, admit La Combe-des-Pins avec un petit geste d’acquiescement.

— Dans ce cas, je pourrais vous faire remarquer qu’il n’a guère de quoi marchander avec moi. Je ne voudrais surtout pas vous manquer de respect les bâtiments de votre flotte se sont battus avec courage et détermination dans l’anse de Darcos –, mais Émeraude est sans défense face à nous. Nous avons pris vos batteries côtières où et quand nous le voulions. Vos ports principaux sont soumis à un blocus infranchissable. Comme nous vous l’avons démontré, nous sommes capables de dépêcher des commandos incendiaires dans tous les ports plus modestes où le chef d’escadre Zhaztro tentera d’armer ses corsaires. Enfin, nous sommes en mesure de débarquer une armée à l’endroit et au moment de notre choix.

Les yeux de La Combe-des-Pins tressaillirent sous l’effet de la surprise quand Cayleb mentionna le nom de Zhaztro. Il n’était à l’évidence pas très ravi de découvrir l’étendue des connaissances du roi de Charis sur ce qui se passait en Émeraude.

Et encore, vous ne savez pas tout, Votre Grandeur ! se moqua intérieurement le monarque.

— Même si tout cela est vrai, Votre Majesté…, hésita le comte esméraldien avant de se reprendre. Non, soyons honnêtes. Tout cela est bien vrai. Cependant, il n’est pas moins exact que, si inévitable que soit votre victoire sur mon prince, l’obtenir risque de vous coûter cher. Non seulement en termes de vies et de ressources, mais aussi de temps perdu. Malgré vos avantages, que mon prince reconnaît, vous avez beaucoup d’ennemis, mais aucun ami. Déclaré, du moins. Le prince Nahrmahn n’ignore pas que vous poursuivez et même accélérez votre développement militaire. Or il sait tout comme vous que vos différents adversaires ne vous ont pas attendu pour vous imiter. Si vous vous trouvez contraint de consacrer un temps précieux à conquérir Émeraude par la force des armes, vous risquez de regretter d’avoir ainsi donné le loisir à vos rivaux intrinsèquement plus dangereux de préparer la prochaine étape, inévitable, de ce conflit.

— Même en admettant provisoirement la pertinence de votre analyse, Votre Grandeur, répondit Cayleb avec un sourire dépourvu d’aménité, les conséquences seront malgré tout… plus désagréables pour la maison Baytz que pour la mienne.

— Mon prince en a bien conscience, je vous l’assure, Votre Majesté.

— Je n’en attendais pas moins de lui. (Cayleb se laissa aller en arrière pour croiser les jambes et pencher la tête sur le côté en considérant son interlocuteur.) D’un autre côté, je dois m’admettre un peu intrigué. Quoi que je puisse penser du prince Nahrmahn, il n’est ni sourd, ni aveugle, ni stupide. Je crois également impossible qu’il ignore qui se cachait derrière ses ordres de route, malgré les efforts de dissimulation des « Chevaliers des Terres du Temple ». Par conséquent, je ne puis que supposer qu’il connaît aussi bien que nous l’identité de notre véritable ennemi. Aussi ne puis-je m’empêcher de me demander pourquoi il se montre soudain prêt à s’attirer l’ire du Grand Inquisiteur et du Groupe des quatre en osant dépêcher vers moi ne serait-ce qu’un émissaire officiel.

Il décocha à La Combe-des-Pins un coup d’œil interrogateur. L’Esméraldien haussa les épaules.

— Votre Majesté, je pourrais vous rappeler que, lorsqu’un homme a le choix entre affronter un kraken dans sa baignoire et un léviathan au-delà des digues du port, il montre une tendance naturelle à se concentrer en premier sur le kraken. C’est du reste une considération qui alimente depuis peu la réflexion de mon prince. Ce n’est cependant pas la seule sur laquelle il se soit appuyé pour me dépêcher auprès de vous. Je suis porteur d’une lettre dans laquelle il exprime à votre intention son évaluation de la situation. J’ose croire que vous y trouverez intérêt.

— J’en suis sûr, répondit Cayleb, l’air pincé. Dois-je comprendre que cette missive aborde les conditions qu’il espère obtenir ?

— Absolument, Votre Majesté. (La Combe-des-Pins s’inclina encore, puis se redressa.) Vous y apprendrez aussi que le prince Nahrmahn a fait de moi son plénipotentiaire officiel. Dans les limites de mes instructions, je suis autorisé à négocier en son nom et à accepter tout accord que nous pourrions conclure, et ce selon les mêmes restrictions.

— « Tout accord que nous pourrions conclure », répéta doucement Cayleb avant de se redresser sur son trône et d’en empoigner les bras pour se pencher. Comprenez-moi bien, Votre Grandeur. Je sais que votre prince a été contraint malgré lui de participer à l’offensive lancée de fraîche date sur mon royaume. Je sais aussi que les raisons pour lesquelles il jugeait cette agression inopportune n’avaient rien à voir avec un quelconque amour profond pour Charis. Je ne crois pas je n’y ai jamais cru qu’il aurait éprouvé de plaisir à savoir mon peuple victime des massacres, destructions et incendies que le Groupe des quatre entendait lui infliger, mais je ne crois pas non plus qu’il aurait été consterné par la destruction et la partition de mon territoire. En bref, Votre Grandeur, peu importe pour quels motifs, le prince Nahrmahn a par le passé largement fait la preuve de son hostilité à l’égard de Charis. Maintenant qu’il est pris au piège, il aimerait trouver un arrangement avec mon royaume et ma maison. Eh bien, je n’affirmerai pas d’emblée que c’est impossible. Cependant, je déclarerai ceci : tout accord que nous pourrions conclure le sera selon mes conditions, et non les siennes. Et vous pouvez être sûr qu’elles excluront toute possibilité pour lui de jamais représenter une menace pour mon peuple, mon royaume et ma famille. Est-ce bien clair ?

— Tout à fait, Votre Majesté, répondit La Combe-des-Pins d’une voix tout aussi basse. Si j’étais assis à votre place sur ce trône et que vous vous teniez devant moi, je tiendrais exactement le même discours. Mon prince le comprend aussi bien que moi, je vous assure.

— Dans ce cas, votre mission n’est peut-être pas vouée à l’échec, après tout, Votre Grandeur. À tout le moins, je suis prêt à écouter ce que le prince Nahrmahn souhaite me faire savoir. Si ses propositions me paraissent inacceptables, il sera toujours temps de décider de nous retrouver sur le champ de bataille. D’ailleurs, en toute honnêteté, ce que vous venez de dire sur le caractère précieux du temps dans la situation qui est celle de Charis n’était pas totalement infondé. (La Combe-des-Pins inclina la tête sans rien ajouter. Cayleb sourit.) Toutefois, ces considérations ne concernent que l’avenir, Votre Grandeur. J’ai d’autres affaires plus urgentes à traiter aujourd’hui. J’entends par conséquent lire avec attention la correspondance de votre prince et y apporter la réflexion nécessaire avant d’en discuter avec vous. Entretemps, j’ai fait préparer à votre intention une suite confortable dans la tour de la reine Marytha. Je crois que vous la trouverez à votre goût. N’hésitez pas, bien entendu, à y loger les domestiques de votre suite que vous jugerez nécessaires à vos besoins.

— Je vous remercie, Votre Majesté.

— Malgré tout ce qui s’est passé, Votre Grandeur, rien ne justifie que nous ne nous comportions pas de manière civilisée. (Le sourire de Cayleb se fit plus chaud et plus sincère.) En tout état de cause, vous vous êtes présenté à moi confiant en l’hospitalité et en la protection de ma maison. Dans ces circonstances, il m’appartient de vous prouver que vous ne vous trompiez pas là-dessus, n’est-ce pas ?

— Puisque vous avez choisi de m’honorer d’une telle franchise, Votre Majesté, répondit La Combe-des-Pins avec l’ombre d’un sourire en réponse à celui du roi, j’admets que cette pensée cet espoir m’a traversé l’esprit plusieurs fois depuis l’entrée de mon galion dans les eaux charisiennes.

— Eh bien, soyez assuré que vous serez traité avec tous les égards dus à un ambassadeur, et ce quels que soient les aspects… inhabituels de ce qui a motivé votre visite à Tellesberg.

— Merci, Votre Majesté.

— C’est tout naturel, du moins pour ce qui est de ces quelques détails. (Cayleb adressa un signe de la main à l’homme qui se tenait à sa droite, vêtu de l’uniforme noir et or de la garde royale de Charis.) Le capitaine Athrawes vous accompagnera jusqu’à vos appartements, Votre Grandeur, et veillera à ce que la garde de la tour soit informée de votre statut et réponde à tous vos désirs, dans la mesure du raisonnable.

.VII.
Temple de Dieu

Cité de Sion
Terres du Temple

— Très bien, Allayn, dit Zahmsyn Trynair avec plus d’agacement dans la voix qu’il s’en autorisait d’ordinaire en regardant Rhobair Duchairn s’asseoir à la table du Conseil. Nous voilà au complet. Maintenant, pouvez-vous enfin nous dire de quoi il retourne ?

Quoiqu’un peu défavorisé par rapport à Trynair sur le plan intellectuel, Allayn Magwair n’eut aucun mal à reconnaître l’aspérité du ton du chancelier. Il pinça brièvement les lèvres avant de se tourner droit vers ce dernier.

— Je viens de recevoir de nouvelles dépêches concernant la situation dans le golfe du Dohlar, Zahmsyn. (Il osa pour sa part s’exprimer avec une patience exagérée.) Je me suis dit que vous aimeriez savoir ce qu’en pense le duc de Fern. Je vous assure que la lecture de ces missives est des plus… fascinante. Cependant, si vous manquez de temps, bien sûr…

Il aurait fallu être très attentif pour remarquer la légère coloration des joues de Trynair, se dit Duchairn. Même une réaction aussi infime dénotait toutefois une fureur bien supérieure à celle qu’il se serait laissé aller à ressentir dans des circonstances normales face à une provocation aussi puérile. Cela étant, qu’avaient ces circonstances de normal ?

— Nous avons naturellement le temps d’écouter toutes les informations qui vous semblent importantes et pertinentes, Allayn, le ministre du Trésor s’entendit-il répondre. (Les deux autres vicaires se tournèrent vers lui et il esquissa un sourire à peine perceptible.) Je suis sûr que vous ne nous auriez pas convoqués si ces missives ne l’étaient pas. Néanmoins, nous sommes tous les quatre assez débordés pour devenir un peu plus irritables que Dieu l’attend de nous.

Magwair le dévisagea pendant une seconde ou deux, puis eut un geste d’entendement. La colère momentanée de Trynair sembla se dissiper.

— Merci, Rhobair. Vous avez raison, comme toujours. Allayn (le chancelier se tourna vers Magwair), si je me suis montré trop sec, je vous prie de m’en excuser. Rhobair a dit vrai. Nous avons tous beaucoup trop de dossiers urgents à régler, mais cela n’excuse en rien mon manque de courtoisie.

— Ne vous en faites pas, répondit Magwair avec un petit gloussement ironique. En toute honnêteté, je suis moi aussi sorti plusieurs fois de mes gonds ces derniers mois. Il est difficile de garder son calme quand tout semble aller à vau-l’eau.

— Dans ce cas, il nous appartient en tant que serviteurs de Dieu de veiller à tout remettre dans l’ordre, dit Zhaspyr Clyntahn. (Comme à son habitude, le Grand Inquisiteur n’avait pas l’air très soucieux d’apaiser l’atmosphère.) Oserai-je croire que c’est dans cette optique que vous nous avez convoqués ?

— D’une certaine façon, oui… (Magwair se renfonça dans son siège confortable.) Disons plutôt que je souhaitais mettre le doigt sur un autre problème.

— Nous vous écoutons, le pressa Duchairn sans laisser le temps à Clyntahn d’ouvrir la bouche.

— J’ai fait préparer des copies de ces lettres à votre intention, dit Magwair en désignant les liasses posées sur le sous-main de ses compagnons. Elles sont arrivées par vouivre voyageuse, et non par sémaphore, d’où leur nature détaillée. Ce sont justement les détails qui m’intéressent le plus dans cette affaire, surtout au regard de ce que d’autres sources nous ont appris.

» Pour résumer, la situation est encore plus mauvaise que nous le craignions. Les Charisiens ont lancé des « corsaires » tout autour de Howard, ainsi que sur la côte est de Havre, jusqu’au passage des Tempêtes. Ils doivent être des centaines, et tous semblent armés de canons de nouvelle génération. Ainsi, même s’ils se donnent le nom de « corsaires », ce sont en réalité des croiseurs de la Marine royale de Charis. D’ailleurs, sans vouloir trop insister là-dessus, ils font un massacre.

Duchairn fronça légèrement les sourcils. Il avait trouvé un immense réconfort dans le renouveau de foi qu’il éprouvait depuis plusieurs mois et qui lui avait apporté la paix intérieure nécessaire pour affronter les calamités que Dieu semblait autoriser à affliger Son Église. Certains vicaires ceux qui ne réclamaient pas à cor et à cri la dissolution du Groupe des quatre et ceux, beaucoup plus nombreux, qui auraient aimé en avoir le courage semblaient se retirer dans une sorte de cocon au sein duquel ils se persuadaient que le monde ne traversait pas une terrible tourmente. En reprenant l’habitude d’étudier la Charte, Duchairn avait acquis une plus forte conscience de la responsabilité qui était la sienne d’aller au-devant de ces épreuves. De tout le Groupe des quatre, c’était lui, en tant que ministre du Trésor de l’Église, qui connaissait le mieux les implications de l’offensive que menait Charis contre les échanges commerciaux de ses ennemis.

Au bout du compte, on aurait pu avancer que Charis jouait un jeu dangereux en donnant l’exemple d’aussi énergiques campagnes de course. Après tout, l’économie charisienne dépendait entièrement de sa marine marchande. Cela représentait non seulement une faiblesse capitale, mais aussi un appât alléchant pour quiconque aurait la force de s’en prendre à ces navires en vue d’en saisir les précieux chargements. Il était peu probable que les rivaux de ce royaume restent aveugles très longtemps à cette vérité incontournable. D’un autre côté, peu d’États continentaux disposaient de la main-d’œuvre amarinée dont bénéficiait Charis. Aussi serait-il difficile d’armer assez de corsaires pour se mesurer à la flotte de Cayleb, d’autant que le peu de marins disponibles était déjà très sollicité dans le cadre du programme de construction navale de l’Église.

Par ailleurs, déplora-t-il à part lui, Cayleb devait avoir une bonne raison pour encourager avec un tel enthousiasme la construction de tant de ces fichues goélettes corsaires hauturières, en allant jusqu’à « laisser » leurs capitaines acheter des canons dernier cri. Une fois l’approvisionnement en victimes épuisé, toutes ces coques seront à la disposition de sa flotte militaire pour être converties en croiseurs anticorsaires, non ? Si rapide qu’il soit, jamais navire armé à la course n’aura de soutes suffisantes pour transporter du fret dans de bonnes conditions. Par conséquent, les propriétaires de ces unités seront ravis de s’en débarrasser pour une bouchée de pain. Je parie qu’ils se contenteront du dixième de leur valeur d’origine, et la Marine charisienne sera leur client le plus logique. Au final, Cayleb n’aura même pas eu à débourser un écu en artillerie et en construction navale pour se doter de dizaines voire de centaines de croiseurs légers. Après ça, qu’on ne vienne pas me dire que la guerre n’est pas rentable !

Un soupçon d’admiration forcée lui arracha un sourire. Le reniflement furieux de Clyntahn lui apprit toutefois que ce dernier n’était en rien convaincu par l’importance ou la pertinence du rapport de Magwair.

— La perte de quelques navires marchands est certes fâcheuse, mais elle ne représente aucun danger réel, lâcha le Grand Inquisiteur avec une désinvolture visiblement étudiée. Quelles que soient vos informations, même des hérétiques seraient incapables d’équiper si vite des « centaines » de corsaires de leurs maudites nouvelles armes. Je ne vois là que folles exagérations nourries par la panique.

Magwair ouvrit la bouche pour répondre, mais Duchairn l’interrompit d’un geste courtois de la main en se tournant vers Clyntahn.

— En premier lieu, Zhaspyr, personne ne prétend que tous les corsaires sont dotés de nouveaux canons. La plupart des galions marchands de Charis ont toujours été équipés de plusieurs pièces, ne serait-ce que pour décourager les pirates. Or il ne faut pas une puissance de feu considérable pour obliger un navire de commerce à mettre en panne et amener son pavillon. La grande majorité de ces galions peuvent donc très bien se contenter de canons « à l’ancienne », d’autant que ce n’est pas ça qui manque en Charis depuis la bataille de l’anse de Darcos !

Clyntahn lui décocha un coup d’œil venimeux, mais Duchairn soutint calmement son regard jusqu’à ce que le Grand Inquisiteur se résolve à opiner du chef avec humeur.

— En second lieu, poursuivit le ministre du Trésor, s’il n’était question que de « quelques navires marchands », vous ne vous tromperiez peut-être pas sur l’importance de ces pertes. Malheureusement, les dommages sont beaucoup plus considérables que cela et Allayn a tout à fait raison de s’inquiéter des conséquences potentielles.

Les traits de Clyntahn se contractèrent, mais Duchairn s’était imposé comme le pacificateur du Groupe des quatre, aussi l’inquisiteur adipeux se résigna-t-il à acquiescer encore de la tête, bien malgré lui.

— Vous disiez, Allayn ? lança Duchairn.

— Oui… D’après les renseignements de Fern, la flotte marchande du Dohlar aurait subi de terribles pertes. Apparemment, ces fichus « corsaires » évoluent comme bon leur semble malgré les milliers de milles qui les séparent de tout port charisien. Ils donnent l’impression d’être partout dans le golfe, jusque dans l’anse de Hankey et même en baie de Shwei. Le préjudice est tel que les primes d’assurance montent en flèche. Même assurés, de nombreux armateurs se refusent à laisser leurs navires prendre la mer. D’après le duc, le commerce maritime du royaume serait tout bonnement immobilisé.

— Et alors ? s’exclama Clyntahn avec dans la voix un semblant de courtoisie avant de hausser ses lourdes épaules. Sauf votre respect, Allayn, même si je reconnais tout ce que cela peut avoir de fâcheux pour le Dohlar, je n’y vois rien de menaçant dans l’immédiat. Nous savions depuis le début que, dès que ces abominables hérétiques s’en prendraient aux navires marchands des royaumes adverses, ce serait dévastateur pour ceux-ci.

— Il se trouve, Zhaspyr, dit Duchairn, que les dégâts sont plus importants que nous l’avions envisagé. Malgré ce que je viens de dire, Allayn a eu raison de souligner que beaucoup de ces « corsaires » ont l’air d’avoir été précisément conçus pour la course et armés de la meilleure artillerie charisienne. Une artillerie, je vous le rappelle, que nous n’arrivons toujours pas à copier pour en équiper nos bâtiments. Je suis le ministre du Trésor de l’Église Mère. Je sais combien nous coûte notre programme de réarmement. C’est ce qui me donne une idée des investissements que doivent consentir les Charisiens pour produire la quantité de bouches à feu nécessaires à leur flotte. Pourtant, malgré les besoins manifestes de sa marine, Cayleb permet à des corsaires de s’équiper de ces canons. Cela en dit long sur la priorité que ses conseillers et lui accordent à leurs activités. Là encore, en tant que ministre du Trésor, je perçois peut-être un peu mieux que vous les conséquences indirectes de cet état de fait.

— Éclairez-nous, dans ce cas, maugréa Clyntahn.

— Allayn est sans doute mieux placé que moi pour évoquer nos programmes de construction navale, mais je sais déjà que les agressions charisiennes ne facilitent pas la tâche de nos charpentiers. Une grande partie des matériaux nécessaires à la fabrication de nos galères sont en temps normal acheminés par la mer, Zhaspyr. Espars, mâts, couples, artillerie, ancres… tout ce qui est lourd, encombrant ou indisponible à proximité des chantiers doit être transporté. Et le faire par voie de terre, même quand il existe une route assez large, est un vrai cauchemar. S’il est impossible de se faire livrer par mer, les coûts deviendront astronomiques et les délais de construction insupportables.

» Une autre conséquence, plus directe, est encore à prendre en compte. Si les Charisiens parviennent à détruire la flotte de commerce de leurs ennemis ou, ce qui reviendrait au même, à terroriser les marchands au point de leur faire préférer se terrer au port plutôt que de prendre la mer, l’économie des royaumes en question en souffrira horriblement. Même nos caisses ne suffiront pas à accorder une quantité illimitée de prêts et de subventions pour contrebalancer ces effets néfastes. En outre, qui dit mauvaise santé économique dit baisse des dîmes que nous recevons, ce qui finira par se sentir également sur nos finances.

» Malgré tout, les ravages provoqués par les Charisiens ne pourront échapper à aucun des royaumes avec lesquels ils ne sont pas encore en guerre. Nous avons tous douté à un moment ou à un autre de la fiabilité du Siddarmark. Eh bien, si ses habitants voient les ennemis de Charis subir de tels dégâts, ils risquent d’être moins enclins à faire partie du nombre… et des cibles de ces corsaires. Par ailleurs, je n’imagine pas un homme de la trempe de Greyghor Stohnar s’apitoyer sur le sort réservé à ses rivaux. Après tout, à mesure que déclinent leurs flottes marchandes, la sienne a tout loisir de les remplacer.

Même Clyntahn écoutait avec la plus grande attention désormais. Zahmsyn Trynair se renfonça dans son siège. Il lui arrivait de trouver plus qu’un peu lassant le renouveau de piété apparent de Duchairn. La récente détermination du ministre du Trésor à se « fier à Dieu » et à ponctuer les discussions politiques et stratégiques de citations de la Charte et des Commentaires lui apportait peut-être une certaine sérénité, à lui, mais ne remédiait en rien aux problèmes que Trynair devait affronter tous les jours. D’un autre côté, il était impressionnant de voir avec quelle facilité il arrivait à faire taire un Grand Inquisiteur de plus en plus irascible. C’était si impressionnant, d’ailleurs, que Trynair en venait à envisager de consacrer quelques instants à l’étude de la Charte.

— Néanmoins, l’intimidation de ses ennemis potentiels reste secondaire dans la stratégie de Cayleb, poursuivit Duchairn. Il cherche à éliminer de façon systématique les capacités de transport de ses concurrents. De fait, il s’emploie à réaliser précisément ce dont nous accusions son père : prendre le contrôle de tous les échanges commerciaux maritimes de la planète. S’il élimine ainsi tous ses rivaux, les seuls navires marchands encore à flot sur les océans de Sanctuaire seront ceux qui battront pavillon charisien. Dès lors, chaque fois qu’un royaume continental voudra acheminer les marchandises nécessaires à la bonne marche de son économie, il devra les confier aux soutes charisiennes, participant ainsi au remboursement des dépenses militaires de Cayleb. Ainsi, celui-ci obligera les nations de Havre et de Howard à financer sa guerre contre l’Église Mère.

— Ne le laissez pas faire, alors ! gronda Clyntahn.

— Ce n’est pas si simple. Les maisons de commerce ont besoin de ces moyens de transport pour survivre. Je ne vois rien que nous puissions entreprendre pour éviter les conséquences de leur disparition sur notre propre trésorerie. C’est ce que j’essaie de vous expliquer depuis tout à l’heure. Tout cet édifice est beaucoup plus fragile qu’il le paraît de l’extérieur. Très bientôt, les rois et les princes seront aussi sensibles que les banquiers aux impératifs économiques, lesquels jetteront même les plus pieux des hommes dans les bras des Charisiens si c’est le seul moyen pour eux de survivre.

— Et ce n’est pas le seul souci, intervint Magwair. (Après avoir laissé Duchairn se charger du plus gros des explications, il se pencha, un mélange d’anxiété et de colère sur le visage.) Charis ne cherche pas seulement à faire du mal à ses adversaires et à renforcer sa propre économie. N’oublions pas l’effet corrupteur.

Magwair réussit enfin à capter l’attention de Clyntahn, qui se redressa brusquement sur son siège.

— L’effet corrupteur ? De quoi parlez-vous ?

— Ces « corsaires » gagnent une quantité phénoménale d’argent, répondit Magwair. En bons Charisiens, ils maîtrisent à la perfection l’art d’amasser les écus, et ils n’oublient pas de les disperser autour d’eux. Des sources fiables m’ont indiqué qu’ils parviennent à écouler leurs prises dans les ports du continent. Ainsi, ils n’ont pas à les amariner pour les acheminer en Charis. Il leur suffit de les doter d’un équipage temporaire jusqu’à l’un des ports qui leur sont ouverts. Là, ils récupèrent tous leurs hommes. Par conséquent, ils peuvent saisir beaucoup de navires sans craindre de voir le manque de main-d’œuvre les contraindre à rentrer chez eux pour recruter. Pis encore, ils finissent par se mettre les autorités locales dans la poche. En effet, ils ne pourraient jamais vendre sur place les bâtiments capturés et leur cargaison à l’insu de ces fonctionnaires et sans leur consentement.

La colère monta aux joues de Clyntahn. Des braises furibondes s’allumèrent dans son regard.

— Allayn a raison, dit Duchairn. Ces corsaires font à l’évidence partie d’une stratégie coordonnée dans le cadre de laquelle le seul effort de Cayleb concerne l’artillerie qu’il leur permet d’acquérir. Et encore, cela ne lui coûte que du temps. En effet, les fonderies dont sont issus ces canons ne manquent sûrement pas d’engranger des bénéfices substantiels sans subventions de la Couronne. Quand il n’y aura plus de navires marchands à attaquer, tous ces corsaires seront reconvertis en escorteurs et en croiseurs légers. C’est mauvais pour les ennemis de Cayleb, c’est bon pour son économie et, en plus, cela permet à sa marine de se concentrer sur Émeraude et Corisande tout en forçant nos alliés à consacrer le peu de puissance navale qu’il leur reste à la protection des derniers vestiges de leur flotte de commerce. Dans le même temps, comme l’a souligné Allayn, Cayleb n’oublie pas d’inciter les autorités de territoires tels que Harchong à collaborer avec lui et de faire savoir aux souverains absents de sa liste noire qu’il pourrait aussi se retourner contre eux si nécessaire.

— Il faut donc mettre en place une contre-stratégie, non ? lança Trynair.

— Je dirais que ce ne serait pas complètement inutile, en effet, acquiesça Duchairn avec un brin d’ironie.

— Rien de plus facile, grogna Clyntahn. (Ses trois compagnons le regardèrent. Il renifla.) Vous venez de nous expliquer en quoi la destruction de la flotte marchande de nos alliés fera du tort à ceux-ci, Rhobair. Ce n’est pas ma spécialité, mais c’est la vôtre, et je suis tout disposé à accepter votre analyse. Cela étant, si le transport maritime est important pour nos amis, il est essentiel aux hérétiques de Charis. Il faut bien trouver le moyen de payer pour tous ces fichus rafiots et écumeurs des mers, non ? C’est ce que font ces sangsues en pompant les ressources des royaumes continentaux. Coupez-leur cette source de revenus et vous les empêcherez de financer leur opposition à la volonté du Seigneur.

— Bien vu, Zhaspyr, lâcha Duchairn en plissant les yeux.

— Nul besoin d’une flotte de « corsaires » pour y parvenir, poursuivit sèchement le Grand Inquisiteur. Il suffit de fermer tous les ports du continent aux importations charisiennes. Nous n’aurons même pas à couler ou à brûler ces navires pour les rendre inutiles à Cayleb et à sa clique d’apostats.

Trynair fronça les sourcils, l’air songeur. Magwair parut hésiter entre se ranger à l’avis de Clyntahn et se méfier de la simplicité apparente de son postulat. Duchairn, lui, branla du chef.

— Ce ne sera pas si simple, Zhaspyr, dit-il d’une voix presque aimable. Cela implique trop de gens et de gagne-pain. Même les meilleurs des hommes, contraints de pourvoir aux besoins de leur famille, seront tentés de traiter secrètement avec Charis si c’est le seul moyen d’échapper à la ruine. Car, ne vous y trompez pas, pour beaucoup des personnes concernées par l’exclusion des bâtiments charisiens de nos ports, la conséquence de cette décision sera bel et bien la ruine.

— On ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs. (Rien dans la voix ni la physionomie de Clyntahn ne laissait deviner la moindre souplesse.) Il s’agit d’un combat pour la primauté de Dieu sur Son monde, Rhobair. Les problèmes financiers d’une poignée de commerçants sont un prix dérisoire à payer s’il suffit à affaiblir la main de l’immonde progéniture de Shan-wei.

— Peut-être, mais là n’est pas la question, Zhaspyr. Ce qu’il nous faut décider, c’est si nous pouvons inviter ou obliger votre « poignée de commerçants » à adhérer à ce projet. En toute honnêteté, même si nous y parvenons, les conséquences sur nos propres besoins en cas de guerre contre Charis seraient préoccupantes.

— Quand l’herbe poussera dans les rues de Tellesberg parce que plus personne n’achètera les marchandises de Charis ni n’affrétera ses navires, nous n’aurons plus de « besoins » à financer pour renverser Cayleb et ses maudits conseillers. Ce qui sera gênant, voire handicapant pour nous sera fatal à Charis. Combien de temps croyez-vous que tiendra Cayleb quand ses sujets, cupides par nature, se rendront compte que tout le royaume court à la faillite, et eux avec ? (Il partit d’un gros rire guttural.) Quand ils se retourneront les uns contre les autres, comme la racaille qu’ils sont, quelle puissance militaire faudra-t-il pour ramasser les morceaux ?

— Zhaspyr n’a pas tort, Rhobair, intervint Trynair avec circonspection.

Duchairn fut forcé d’acquiescer d’un hochement de tête.

— Certes. À condition que nous puissions faire appliquer cette décision.

— Il suffira d’en donner l’ordre, décréta froidement Clyntahn.

— Pas cette fois, Zhaspyr, dit Duchairn en trouvant dans sa foi renouvelée le flegme nécessaire pour affronter le courroux du Grand Inquisiteur. Les Chevaliers des Terres du Temple ne sont pas habilités à donner de tels ordres en s’attendant à les voir respectés de façon inconditionnelle. Surtout quand la tentation voire la nécessité d’y désobéir est si grande !

— À Shan-wei les « Chevaliers des Terres du Temple » ! s’écria Clyntahn. Il est grand temps de sortir de l’ombre, de toute façon.

Les traits de Duchairn se figèrent. À force de fermenter, la colère du Grand Inquisiteur s’était muée en fureur et la bravade affichée de façon si imprévisible par Dynnys à l’instant de son atroce agonie avait chauffé à blanc le tempérament atrabilaire de Clyntahn. Pis encore, quoique interrompu au milieu de son ultime déclaration, le condamné avait remis en question les motivations du Groupe des quatre. Personne du moins en dehors du Conseil des vicaires n’aurait osé l’affirmer ouvertement, mais le fait que l’archevêque de Charis ait eu l’aplomb d’accuser non pas son royaume, mais l’Église, et ce au seuil de tourments indicibles et de la mort, avait porté un coup totalement inattendu à l’autorité des Quatre. De fait, quoique Duchairn ait du mal à l’admettre, l’autorité de l’Église elle-même en avait souffert.

Dynnys a même réussi à saper la stratégie de Zahmsyn visant à distinguer l’Église Mère des Chevaliers des Terres du Temple, songea Duchairn. Ce n’est pas les Chevaliers que Dynnys a accusés d’avoir attaqué Charis. C’est nous : nous quatre, et l’Église. Si quelqu’un l’a cru quand il a proclamé l’innocence de Charis, il a aussi détruit l’argument selon lequel nous avions attaqué ce royaume à cause d’un complot hérétique ourdi de longue date et enfin mis au jour.

— J’ai toute autorité pour imposer ces mesures au titre du mandat donné à la Sainte Inquisition de combattre l’hérésie et l’apostasie partout où elles émergent, poursuivit Clyntahn.

Depuis quand le Grand Inquisiteur jouit-il de tels pouvoirs ? s’interrogea Duchairn. Au sein de l’Église, oui. Cette fonction confère aussi le droit de sommer les souverains séculiers d’aider la communauté ecclésiastique à combattre l’hérésie sur leurs terres. Mais leur ordonner de fermer arbitrairement leurs ports à une autre nation ? Leur dicter les conditions selon lesquelles leurs sujets peuvent travailler pour nourrir leurs enfants ? Jamais inquisiteur n’a prétendu à de telles attributions ! Cela dit, en est-il un qui ait déjà eu à affronter une menace semblable à celle qui nous préoccupe ?

— Ce serait la porte ouverte à une dangereuse escalade, fit remarquer Trynair. Cela exonérerait Charis de sa responsabilité dans la crise actuelle pour la placer sur l’Église Mère, du moins dans une certaine mesure.

— Par ailleurs, ajouta Duchairn, si nous adoptons ce projet, cela augmentera la pression qui s’exerce déjà sur nous l’Église Mère pour prendre les armes contre Charis. Or nous n’avons plus les moyens de le faire, je le crains.

— D’ici à la fin de l’année, en tout cas, convint Magwair. Même une fois tous nos navires à flot, il faudra en outre du temps pour en former les équipages. Nous sommes loin de bénéficier des réserves illimitées de marins dont semble disposer Charis.

— Qu’importe s’il s’ensuit une « escalade », comme vous dites ! s’exclama Clyntahn. Il s’agit d’une guerre entre l’Église de Dieu et Ses ennemis. Entre la lumière de Langhorne et les ténèbres éternelles de Shan-wei. Au lieu de prétendre le contraire, il serait temps que nous disions aux fidèles la vérité sur la rébellion que Charis prépare depuis longtemps contre la juste autorité de Dieu et de Ses serviteurs en ce monde. D’après mes agents, il court déjà dans les rues et les tavernes des bruits sur la provocation de Staynair et les ultimes paroles de cette ordure de Dynnys. L’heure est venue d’admettre publiquement la véritable nature de cette lutte, d’appeler les croyants à s’unir dans un saint combat contre ces suppôts de Shan-wei. Mieux vaut exposer une blessure à l’air purificateur et la purger des poisons du doute que laisser ceux-ci l’envenimer.

Le froncement de sourcils songeur de Trynair s’accentua, de même que celui de Duchairn. Malgré toute la crainte et toute la méfiance qu’il éprouvait à l’égard des conséquences du mauvais caractère de Clyntahn, tout n’était pas faux dans ce qu’il venait de dire. Les Charisiens n’avaient jamais caché à personne leur hostilité à l’Église Mère. Ils avaient même imprimé des milliers d’exemplaires du texte subversif de la lettre de Staynair au grand-vicaire pour les distribuer dans toutes les villes portuaires de Sanctuaire. L’Inquisition en avait saisi le maximum possible, mais Duchairn avait la certitude qu’il en restait beaucoup en circulation. Il n’avait en outre échappé à personne que Staynair avait formulé sa révolte en termes d’opposition à la corruption de l’Église et non de désaccord doctrinal, à part en ce qui concernait, bien sûr, l’autorité suprême du grand-vicaire.

Si on y ajoute l’ultime déclaration de Dynnys, c’est ce qui a piqué Zhaspyr au vif. Cependant, que son raisonnement soit fondé tant sur la colère que sur la logique n’enlève rien à sa pertinence. Même s’il est vrai qu’il se plaît à déformer les faits.

Staynair a raison sur un point. Il m’est pénible – très pénible de l’admettre, mais le Conseil des vicaires est bel et bien corrompu. Nous le sommes tous, et il est grand temps que nous balayions devant notre porte. Cependant, il nous faut commencer par préserver la demeure qui se cache derrière. Nous n’avons pas le droit de laisser quelqu’un détruire l’unité d’une Église existant depuis la création, si justifiées que soient sa colère et ses exigences de réforme. En conséquence, nous devons faire face à la nature véritable du combat que nous avons à mener. S’il faut pour cela fausser des détails pour sauvegarder l’ensemble, admit-il à contrecœur, quel autre choix avons-nous ?

— Dois-je en conclure que vous recommandez la rédaction d’une encyclique ouverte du grand-vicaire ? lança Trynair. Destinée non seulement aux évêques mais à l’ensemble de nos ouailles ?

— Exactement. (Clyntahn haussa les épaules.) Je sais qu’il faudra en soigner la formulation et que cela exigera beaucoup de temps et de réflexion, mais le moment est venu de jouer cartes sur table.

— Si nous suivons votre idée, Zhaspyr, dit Duchairn, cela limitera fortement notre champ d’action stratégique. Si nous adoptons ouvertement cette position devant tous les enfants de Dieu, alors ceux-ci seront en droit d’exiger de nous que nous agissions, et ce avec autant d’audace et de détermination qu’en attend le Très-Haut de notre part. Cependant, comme vient de le souligner Allayn, nous resterons impuissants pendant encore quelques mois.

— Il nous en faudra plusieurs de toute façon pour diffuser notre message et bien le faire comprendre, rétorqua Zhaspyr. Grâce aux sémaphores, il nous suffira de quelques quinquaines pour transmettre nos directives aux souverains séculiers concernés et notre encyclique à toutes les paroisses du continent. Après cela, toutefois, le peuple aura besoin de plus de temps pour assimiler ce que nous lui aurons dit. De même, l’Église Mère ne pourra pas canaliser en un jour l’indignation légitime qui ne manquera pas de se manifester.

— Si nous proclamons la guerre sainte, déclara Duchairn avec une neutralité étudiée, il n’y aura plus de retour en arrière possible. Si nous avions encore une chance de convaincre le clergé et le peuple de Charis de revenir de bonne grâce et pleins de repentir entre les bras de l’Église Mère, nous l’aurons perdue à tout jamais. À défaut de la voie de la raison ou des remontrances, seule nous restera ouverte celle des armes.

— La décision est déjà prise, trancha Clyntahn avec sévérité. Elle l’a été quand Cayleb et Staynair ont choisi d’envoyer leur lettre diabolique et de jurer ouvertement allégeance à Shan-wei.

Duchairn eut une grimace intérieure au souvenir d’une autre conversation, quand Zhaspyr Clyntahn les avait convaincus, autour d’une bouteille de vin, de condamner sans avertissement tout un royaume au feu et à la destruction. Il ne faisait aucun doute dans l’esprit de Duchairn quant à la responsabilité primordiale qui était la leur de préserver l’Église et son autorité en tant qu’ultime protectrice mortelle des âmes humaines, partout sur Sanctuaire. Pourtant, les paroles de Clyntahn le gênaient profondément, et ce à bien des égards. D’abord, à cause de ce qu’elles impliquaient sur l’origine de la décision initiale de recourir à la violence. Ensuite parce qu’elles confirmaient la volonté du Grand Inquisiteur de jeter quiconque se dressait sur son chemin dans un abîme de mort et de dévastation. Enfin, parce que Clyntahn croyait vraiment ce qu’il venait d’affirmer.

C’est bien ça le plus terrifiant, hein, Rhobair ? se dit-il. Cet homme est le Grand Inquisiteur de l’Église Mère, le gardien de l’inviolabilité de ses enseignements et de la rectitude morale de ses prêtres. Il est déjà assez perturbant de songer qu’il est prêt, au moins en partie, à fonder ses décisions sur un pragmatisme des plus cyniques, surtout en des temps aussi troublés, mais si le garant de la doctrine divine est capable de se convaincre de ce qu’il doit croire pour servir ses objectifs et préserver son assise politique au sein de l’Église, alors où se trouve le véritable protecteur de ce dogme ?

Il ne possédait aucune réponse à cette question. Peut-être Dieu lui en soufflerait-il une à la fin, mais Il ne le ferait visiblement pas avant que le Groupe des quatre ait pris sa décision au nom de toute l’Église. Il avait beau douter de la sagesse de la suggestion de Clyntahn, ainsi que de ce qui la sous-tendait, Duchairn n’avait rien de mieux à proposer.

— Zhaspyr a raison, trancha Magwair. Il n’est plus de recul possible depuis l’arrivée au Temple de la lettre de Staynair. Vous le savez aussi bien que nous, Rhobair.

— Oui, sans doute, laissa tomber Duchairn avec un soupir. C’est l’idée du nombre de morts à venir qui m’incite à regretter de le savoir.

— La mort n’est rien à côté de ce que mérite un hérétique, déclara Clyntahn d’une voix glaciale, son visage joufflu soudain semblable à du granit. Plus tôt ces crapules auront rejoint leur sinistre maîtresse en enfer, mieux se porteront l’ensemble des vrais enfants de Dieu.

Et qu’en sera-t-il de tous les gens qui ne sont pas des hérétiques, Zhaspyr ? demanda silencieusement Duchairn. Qu’en sera-t-il des enfants qui seront massacrés en même temps que leurs parents quand vous brûlerez les villes de Charis ? Ces innocents ont-ils eu l’occasion de choisir entre l’hérésie et la vérité ? Et les Charisiens qui restent loyaux à Dieu et à son Église, mais qui se trouveront quand même sur le chemin des armées saintes que vous proposez de déployer pour assassiner leurs voisins ? Avez-vous songé à la réaction et cette réaction viendra sûrement un jour – dans le reste de Sanctuaire quand les gens apprendront que les accusations de corruption de Staynair étaient on ne peut plus justifiées ? Comptez-vous corriger cette corruption ? renoncer à votre pouvoir ? à votre richesse ? commencer de poser sur la doctrine et la foi un regard ouvert et tolérant ?

Malgré toutes ses questions, Duchairn en revenait toujours au même fait incontestable. Pour conserver une chance de redonner à l’Église Mère son vrai visage, celui qu’elle devait absolument reconquérir, il fallait avant tout la préserver, et ce en dépit de ses imperfections.

— Cela ne me plaît guère, dit Trynair en restant, de l’avis de Duchairn, très en dessous de la vérité, mais je crains que vous ayez raison, Zhaspyr. Nous n’avons d’autre choix que de prendre des mesures contre les conséquences des activités des corsaires charisiens qu’ont analysées pour nous Rhobair et Allayn. Par ailleurs, on ne saurait trop insister sur combien Charis dépend de sa flotte marchande. En toute honnêteté, je me refuse à croire une guerre sainte inévitable pour l’instant, du moins –, mais il est vrai que nous devons réagir. (Il balaya du regard la table de conférence, le visage grave.) Dans les circonstances présentes, nous n’avons peut-être effectivement pas d’autre solution.

.VIII.
Manchyr
Principauté de Corisande

Le soleil de l’après-midi n’était pas encore trop chaud sur les épaules de Hektor Daykyn. Entouré de ses gardes, des tintements métalliques des armes et des armures, des grincements du cuir des harnais et des selles, le prince de Corisande avait la tête ailleurs que dans les rues de Manchyr.

Cette journée avait mieux commencé que prévu. Les manœuvres militaires de la matinée s’étaient bien déroulées et il avait été agréablement surpris du moral de ses troupes. Bien entendu, personne n’aurait pris un air abattu sous ses yeux, mais il y avait une différence entre se contenter d’obéir aux ordres et mettre tout son cœur à l’ouvrage.

Selon lui, ses soldats assez primaires pour la plupart ne se doutaient pas de combien ils avaient ragaillardi leur souverain. Ni, d’ailleurs, de combien il en avait besoin depuis peu. Il lui était difficile de se montrer exubérant en imaginant le coup de massue que Cayleb Ahrmahk devait être en train de préparer contre sa principauté. Qu’elle ne se soit pas encore écrasée représentait déjà un réconfort, toutefois, et suggérait qu’il avait encore un ou deux mois pour s’y préparer. En outre, l’attitude de ses hommes venait de lui rappeler que chaque jour gagné pouvait être mis à profit pour rendre la tâche plus difficile au roi de Charis.

Cela ne me procurera de toute façon qu’une satisfaction morale assez douteuse… et posthume, admit-il en lui-même. Enfin, ce sera mieux que rien. Et je pourrai toujours – théoriquement, du moins – me rendre assez coriace pour qu’il juge digne de son temps d’envisager des négociations.

Il grogna en songeant à la réaction qui aurait été la sienne si le projet d’invasion du Groupe des quatre avait porté ses fruits et si les rôles avaient été inversés. Dans les circonstances présentes, il en était réduit à se raccrocher à la moindre lueur d’espoir.

Ça me donne au moins quelque chose à faire en attendant !

Il regarda par-dessus son épaule gauche l’homme aux cheveux gris, robuste et bedonnant, qui trottait à une demi-longueur de cheval derrière lui. Messire Rysel Gahrvai, comte de L’Enclume-de-Pierre, l’un de ses cousins, était le commandant de son armée de terre, ce qui faisait de lui l’homologue non embarqué du comte de Tartarian. Par tradition, l’armée jouissait en Corisande d’un prestige nettement inférieur à celui de la Marine. À ce titre, Corisande et Charis se ressemblaient beaucoup. C’était sans doute inévitable, puisque ces deux royaumes étaient en fait deux grandes îles. Contrairement à Charis, toutefois, Corisande possédait déjà une armée de soldats professionnels au début des hostilités. Bien entendu, c’était surtout parce que Hektor était un peu moins aimé de ses sujets que Haarahld des siens, y compris dans l’aristocratie, et surtout en Zebediah. L’existence d’une armée permanente loyale au prince qui la payait et non aux différents seigneurs de la principauté suffisait à persuader ces âmes ingrates qu’elles feraient mieux de garder pour elles l’opinion peu flatteuse qu’elles avaient de leur souverain.

D’un autre côté, personne et encore moins Hektor n’avait jamais imaginé que les soldats de L’Enclume-de-Pierre auraient un jour à repousser une invasion de Corisande menée de l’extérieur. Tout le monde avait toujours supposé que, si invasion il y avait, c’étaient eux qui la lanceraient sur un autre territoire.

Au moins, L’Enclume-de-Pierre n’avait pas l’air trop abattu. Il se montrait aussi solide mentalement que Tartarian, même si Hektor y voyait des raisons différentes. Messire Rysel s’était brusquement retrouvé l’un des hommes les plus importants de toute la Ligue de Corisande après des décennies à jouer les seconds violons par rapport à la Marine. Malgré la gravité de la menace, il trouvait cette situation inhabituelle assez exaltante. Sans partager l’enthousiasme de son cousin, Hektor ne trouvait rien à redire à son attitude. En effet, il consacrait à ses préparatifs une énergie et une ténacité des plus louables.

Le prince surprit le regard du comte et lui fit signe de le rejoindre d’un geste du menton. L’Enclume-de-Pierre frappa de ses talons les flancs de son cheval, qui accéléra pour le porter à la hauteur de Hektor. Les deux hommes entreprirent alors de trotter côte à côte.

— Oui, Mon Prince ?

— Je suis content du déroulement des manœuvres, affirma Hektor. Vous transmettrez mes compliments aux chefs d’unités.

— Bien sûr, Mon Prince !

Le visage de L’Enclume-de-Pierre s’illumina d’un sourire sincère. Hektor lui effleura l’épaule du bout des doigts.

— Je vous remercie de vos efforts, Rysel. Je sais que vous avez eu peu de temps pour vous préparer. Puis-je faire quoi que ce soit pour vous aider ?

L’Enclume-de-Pierre réfléchit pendant quelques secondes en soufflant par à-coups dans sa moustache touffue, puis haussa les épaules.

— Puisque vous me le demandez, Mon Prince, il y aurait bien quelque chose…

— Oui ?

— Je me suis rendu à l’arsenal hier. Messire Taryl m’avait invité à assister aux essais du deuxième lot de nouveaux canons.

— Vraiment ? (Hektor pencha la tête sur le côté.) Qu’en avez-vous pensé ?

— Ils sont très impressionnants. Je visualise mieux désormais ce qui a pu arriver à Flots-Noirs si tous les navires charisiens, voire leurs seuls galions, étaient équipés de telles armes. À présent, je comprends pourquoi Tartarian tient tant à en acquérir le plus possible.

L’Enclume-de-Pierre se tut. Hektor haussa un sourcil.

— Mais ?

— Je vous demande pardon, Mon Prince ?

— J’ai deviné un « mais » à la fin de votre phrase, Rysel. Sauriez-vous m’expliquer pourquoi ?

— Sans doute y en avait-il un, en effet, admit L’Enclume-de-Pierre. Quant à savoir pourquoi…

Son regard se perdit le long de la large avenue conduisant au palais de Hektor. Après plusieurs respirations pensives, il haussa de nouveau les épaules.

— Mon Prince, je comprends en quoi ces nouveaux canons sont nécessaires à la Marine. J’entends aussi combien il est important que nous reconstruisions notre flotte aussi vite que possible. Néanmoins, je crains que nous ne soyons pas en mesure de venir à bout de ces travaux avant l’arrivée de Cayleb. Par conséquent, il pourra débarquer ses troupes là où il le voudra, sans résistance digne de ce nom de notre part. Je n’en jette d’ailleurs pas la pierre à Taryl, enfin, au comte de Tartarian. Ce n’est pas sa faute. Ce n’est la faute de personne. Cela étant, c’est à l’armée de terre et donc à moi qu’il appartiendra de repousser l’invasion, puisque la Marine en sera pour sa part incapable.

Il marqua une pause sans quitter le prince du regard. Hektor hocha la tête.

— Vous avez tout à fait raison. Et alors ?

— Alors, il serait sage de mettre à profit le temps et les ressources dont nous disposons pour produire des canons destinés à l’armée de terre, et non à la Marine. Ou, du moins, pas exclusivement à celle-ci.

— Ah bon ?

Hektor prit un air pensif en réfléchissant aux propos de L’Enclume-de-Pierre. Enfin, il lui apparut que le comte avait mis le doigt sur quelque chose. Sur quelque chose de très important, d’ailleurs.

Personne sur Sanctuaire n’avait jamais entendu parler d’« artillerie de campagne », du moins pas dans le sens où ces termes étaient autrefois utilisés sur la planète appelée Terre par ses habitants. Les canons sanctuariens étaient trop gros, trop lourds, trop lents. Figés sur leurs encombrants « affûts » dépourvus de roues, ils étaient pour ainsi dire immobiles. Une fois positionnés, il était à peine envisageable de les déplacer, surtout en présence de l’ennemi.

Or, étant donné la légèreté et la maniabilité des nouvelles pièces charisiennes, tout cela était sur le point de changer. Les affûts marins conçus par les artilleurs de Cayleb et copiés par les artisans et les fondeurs de Tartarian d’après les croquis du capitaine de vaisseau Myrgyn ne seraient pas très pratiques sur la terre ferme, mais pouvaient sans aucun doute lui être adaptés.

— Dois-je en conclure que vous avez déjà réfléchi à la manière de monter et de déployer des pièces d’artillerie sur un champ de bataille ?

— Koryn s’en est chargé, en fait, répondit L’Enclume-de-Pierre.

Hektor approuva d’un signe de tête. Messire Koryn Gahrvai, fils aîné et héritier de son interlocuteur, était aussi l’un de ses officiers les plus haut gradés. En dépit du népotisme qui avait inévitablement favorisé sa carrière, il se trouvait être très compétent.

— Qu’a-t-il imaginé ?

— Un nouvel affût, pour commencer. Il ressemble plus à un chariot à deux roues qu’à tout ce que pourrait employer la Marine, mais il me semble capable de faire l’affaire. Si nous parvenons à le fabriquer de façon suffisamment robuste, du moins. D’après moi, il ne faudra pas longtemps pour le modifier de manière à pouvoir y atteler deux chevaux, voire quatre, ce qui serait préférable, à moins d’opter pour des dragons de trait. Ces derniers n’aiment pas trop les détonations, cela dit. Il me semble que des chevaux seraient plus fiables. Il en faudrait davantage par pièce et leur endurance serait plus faible, mais ils seraient plus rapides sur de courtes distances.

— Je vois que vous y avez beaucoup réfléchi tous les deux, fit remarquer Hektor. Compte tenu de ce qui nous attend, vous avez sans doute raison sur cette question de priorité de l’affectation des canons, surtout si votre fils et vous mettez au point des tactiques optimisant leur utilisation.

— Nous en avons discuté également. Bien entendu, nos résultats ne sont qu’hypothétiques pour l’instant, vous comprenez. Il ne saurait en être autrement tant que nous n’aurons pas les modèles définitifs sous la main pour mettre nos idées à l’épreuve. Quand bien même, je…

— Attention, Votre Altesse !

Hektor releva brusquement la tête lorsque l’un de ses gardes éperonna soudain son cheval. L’animal bondit en avant pour rattraper Hektor. Le cavalier tendit vivement la main. Hektor écarquilla les yeux en voyant l’homme l’arracher de sa selle et le plaquer contre son plastron tout en se mettant de travers sur la sienne. Le prince portait par réflexe la main à son poignard quand il entendit quand il sentit dans son dos le hoquet convulsif du garde. La poigne de fer qui l’avait soulevé de sa monture se relâcha d’un coup. Hektor dégringola sur le pavé de la rue. Il sentit une douleur fulgurante lui traverser l’avant-bras gauche lorsqu’il s’affala par terre de tout son poids, en plein dans un tas de crottin de cheval tout frais et humide. Il ne prêta toutefois attention à aucun de ces détails. Il avait les yeux levés sur son agresseur.

Celui-ci s’était effondré en avant sur sa selle. Entre ses omoplates se dressaient les deux carreaux d’arbalète qui auraient touché Hektor s’il n’était pas intervenu. La plaque dorsale de sa cuirasse avait ralenti les projectiles, mais ils avaient dû être décochés à très faible distance, car ils l’avaient tout de même traversée.

Sous le regard de Hektor, le garde commença de glisser de sa selle. Le prince se leva d’un bond, tendit les bras et poussa un grognement d’effort et de douleur en attrapant le poids mort de l’homme qui venait de lui sauver la vie.

Il tomba à genoux et tint contre lui le soldat en regardant couler le sang de ses narines.

— La fenêtre…, parvint à articuler le mourant. Je les ai vus… à la fenêtre…

— Je comprends, affirma Hektor en se penchant sur lui. Je comprends.

— Bien, laissa tomber le garde, dont le regard se figea pour l’éternité.

 

— Aucun signe d’eux, quels qu’ils soient, cracha le comte de Coris. Nous continuons de mettre le quartier sens dessus dessous, mais ils avaient dû préparer soigneusement leur itinéraire de fuite.

— C’est tout ce que vous trouvez à dire ? explosa messire Taryl Lektor, comte de Tartarian.

Ce dernier était assis à côté du comte de L’Enclume-de-Pierre à la table de conférence, comme si les meilleurs conseillers militaires de Hektor serraient les rangs face au responsable de ses services secrets. Que ce soit le cas ou non, le mécontentement des chefs de la Marine et de l’armée de Corisande était manifeste. Coris pinça les lèvres.

— Vous préféreriez peut-être que je vous serve un conte de mon invention pour paraître plus efficace ? Nous n’avons aucun témoin. Le seul homme à avoir vu les coupables est mort. Nous n’en avons donc aucune description et les armes du crime étaient toujours dans la pièce d’où ont tiré les tueurs. Ils les ont lâchées avant de s’enfuir. Le local lui-même appartient à une entreprise de comptabilité dont les bureaux sont vides depuis des mois. Personne ne les a vus arriver. Personne ne les a vus tirer. Personne ne les cherchait quand ils sont partis. Rien ne nous permettrait de faire le lien entre ces arbalètes et leurs propriétaires, même si nous avions arrêté le moindre suspect !

— Du calme, Phylyp, dit Hektor en se détournant de la fenêtre d’où il admirait le port.

Son avant-bras gauche était immobilisé par un plâtre et soutenu par une écharpe. Malgré ses paroles d’apaisement, il y avait dans ses traits une crispation qui ne devait rien à la douleur dans ses os brisés.

— Comment voulez-vous que je me calme ? tonna Coris. Ils ont été à deux doigts de vous tuer tout à l’heure, Hektor. Ne le comprenez-vous pas ?

— Croyez-moi, je ne le comprends que trop bien, répondit Hektor d’une voix soudain plus dure, plus froide. Je tiens d’ailleurs à ce qu’on veille au bien-être de la famille de ce garde, Ahndrai. Non seulement il a donné sa vie pour sauver la mienne mais, comme vous venez de le souligner, il est le seul homme de tout le détachement à avoir vu les assassins. Les soldats tels que lui sont très rares. Trop rares. Veillez donc à exprimer ma reconnaissance aux siens. Qu’ils sachent qu’ils ne manqueront jamais de rien.

— Certainement, dit Coris un ton plus bas.

— Parfait.

Hektor se retourna vers la fenêtre, puis regarda par-dessus son épaule lorsque la porte s’ouvrit et qu’une jeune femme de grande taille, dotée des cheveux de Hektor et des yeux noisette de sa mère défunte, entra d’un pas vif dans la salle.

— Père !

En tenue d’équitation, la nouvelle venue avait les cheveux ébouriffés. L’inquiétude imprégnait ses traits et son regard intense.

— Je viens de rentrer et d’apprendre la nouvelle ! Comment vous sentez-vous ?

— Bien, Irys, dit-il en tendant son bras droit. Une simple fracture, c’est tout. À part ça, tout va bien, je t’assure.

La princesse Irys laissa le bras indemne de son père lui envelopper les épaules mais se pencha un peu en arrière pour scruter son visage. Il ne savait pas trop ce qu’elle cherchait mais elle eut l’air de le trouver et se détendit quelque peu.

— Oui, dit-elle tout doucement. Oui, je vous crois.

Elle l’étreignit à son tour, le serra fort et enfouit son visage contre sa poitrine. Il sentit s’épancher l’angoisse de sa fille et pressa ses lèvres contre ses cheveux.

Elle a tellement grandi, songea-t-il. Elle ressemble tant à sa mère… Que ces années ont passé vite !

— Ça va mieux ? demanda-t-il avec gentillesse au bout de quelques instants.

Elle prit une profonde inspiration et hocha la tête.

— Oui, affirmat-elle avant de se séparer de lui et de se tourner vers les trois autres hommes présents.

Elle les connaissait tous les trois, bien entendu. Elle avait même passé beaucoup de temps à les aider ainsi que son père à résoudre le délicat problème qui était le leur. Du haut de ses dix-sept ans, Irys Daykyn n’avait rien d’une adolescente typique. Elle était capable d’analyser une situation aussi bien que n’importe lequel des conseillers plus âgés de Hektor.

— Il s’agissait d’arbalétriers, parait-il ?

Hektor hocha la tête.

— En effet. Ahndrai les a vus à la dernière minute. (Ses narines frémirent.) Il m’a sauvé la vie, Irys… au prix de la sienne.

— Oh ! non…, murmura-t-elle, le regard baigné de larmes. Il était si gentil, père.

— C’est vrai.

— Connaît-on le nom des coupables ? lança-t-elle après un moment, l’air ravie de changer de sujet.

— Si tu veux parler des gredins qui ont décoché les carreaux, alors la réponse est « non ». Les hommes de Phylyp ont retrouvé les arbalètes, mais nous n’avons aucune idée de l’identité des tireurs. (Il haussa les épaules.) Quant à celle de leur commanditaire, tu arrives juste à temps pour nous aider à y réfléchir.

— Cayleb ! cracha Irys.

Ses yeux humides quelques instants auparavant brûlaient à présent de rage. Hektor eut un geste d’incertitude.

— C’est possible. Je devrais même dire que c’est probable. En tout cas, je suis persuadé qu’il ne s’agissait pas d’un acte de rébellion spontanée de la part de mes sujets. En dehors de cela, je ne suis sûr de rien. Autant que je sache, ce pourrait être l’un de nos aristocrates. Quelqu’un de terrifié à l’idée de ce qui est sur le point de se produire et pour qui m’éliminer serait le meilleur moyen d’apaiser Cayleb.

— Mon Prince, vous ne…, commença Coris.

— Non, je ne crois pas non plus à cette hypothèse, l’interrompit Hektor en secouant la tête. Je ne suis pas encore au point de prendre peur de mon ombre, Phylyp ! Je voulais seulement souligner, comme vous, notre ignorance totale quant à l’identité de l’instigateur de ce forfait.

— C’est Cayleb, insista Irys avec froideur. Qui d’autre souhaiterait à ce point votre mort pour tenter de vous assassiner en plein jour dans votre propre capitale ?

— Ma chérie, lui dit Hektor avec un sourire gêné, la liste des gens qui souhaitent ma mort est longue comme le bras, je le crains. Tu le sais bien. Il se trouve qu’en cet instant précis Cayleb est le premier de mes suspects, à moi aussi, je l’avoue. Mais il pourrait tout aussi bien s’agir de Nahrmahn. Ou de Sharleyan : elle, au moins, n’a jamais fait mystère de ses sentiments à mon égard ! Sans oublier le grand-duc de Zebediah ou l’un de ses « associés ». Ou encore quelqu’un qui me haïrait pour une tout autre raison et se serait imaginé que les soupçons se porteraient automatiquement sur Cayleb au lieu de lui. Je te l’ai déjà dit. Quand il se produit quelque chose de tel, il ne faut exclure aucune possibilité avant de disposer de preuves formelles.

— Oui, père. (La jeune femme inspira encore, puis eut un vif hochement de tête.) Je persiste à voir en Cayleb le coupable le plus probable, mais vous avez raison. Tant que nous ne pourrons asseoir notre réflexion sur rien d’autre que des soupçons automatiques, je tâcherai de rester ouverte à toutes les éventualités.

— Très bien.

Hektor pressa sa main droite contre l’arrière du crâne de sa fille et lui sourit. Quand il se tourna vers Coris, L’Enclume-de-Pierre et Tartarian, son expression se durcit.

— Je veux savoir qui était là-dessous. Consacrez-y autant d’hommes et d’argent qu’il faudra, mais trouvez le coupable.

— Mon Prince, s’il est possible à des mortels de le découvrir, mes enquêteurs ne vous décevront pas. En toute honnêteté, cependant, je dois vous prévenir que les chances de réussite sont faibles, au bas mot. En général, dans le cas d’un événement aussi inattendu, les recherches portent leurs fruits dans les premières heures, voire dans les premiers jours, ou n’aboutissent jamais.

— Ce n’est pas acceptable, Phylyp, gronda Irys.

— Je n’ai jamais dit que ça l’était, Votre Altesse. Je ne fais que vous prévenir, votre père et vous, que c’est sans doute ce qui se produira, en dépit de nos efforts. Nous savons à présent que quelqu’un veut la mort du prince, et ce au point de passer à l’acte. Nous l’ignorions ce matin encore. Nous n’en savons toujours pas assez, mais au moins un peu plus. En attendant de connaître l’identité du commanditaire, nous en serons réduits à lui rendre la tâche plus difficile. Il me semblerait d’ailleurs très sage de renforcer votre protection et celle de vos frères. Sans vouloir vous alarmer, si Cayleb est bien notre homme, je ne serais pas étonné qu’il souhaite tous vous éliminer.

— Le comte de Coris a raison, Votre Altesse, renchérit L’Enclume-de-Pierre à voix basse. Nous ferons tous notre possible mais, pour l’instant, l’essentiel est d’améliorer la sécurité de votre père. Sans oublier celle de vos frères et la vôtre, bien entendu.

— Qu’allons-nous annoncer publiquement ? lança Irys avec toujours autant de brusquerie dans la voix, mais sans cette froideur d’acier qui l’imprégnait jusque-là. (En voyant se soulever les sourcils de Coris, elle renifla.) Les rumeurs ont déjà dû envahir toute la ville. Dès demain, à la même heure, elles auront franchi les monts Barcor et se seront répandues jusqu’aux comtés de Shreve et de Noryst !

C’était très exagéré, se dit Hektor. Seuls les sémaphores de l’Église permettraient de faire franchir six cents milles à un message ou à une rumeur – en vingt-six heures et demie. Cela étant, elle n’avait pas tout à fait tort.

— Il règne déjà assez de doutes et d’inquiétudes comme cela sans qu’il soit nécessaire d’en rajouter, poursuivit-elle, surtout si notre seule réponse aux inévitables interrogations est : « Nous ignorons qui a fait le coup. »

— Elle a raison, déclara Hektor. (Les trois hommes le dévisagèrent et il poussa un grognement.) Évidemment, qu’elle a raison ! Croyez-moi, rien de ce que nous pourrions annoncer d’exact ne pourrait être plus dommageable que des rumeurs nourries par l’ignorance !

— Que faire, dans ce cas, Mon Prince ? s’enquit Tartarian.

Irys partit d’un éclat de rire qui n’eut rien d’agréable pour personne.

— Vous permettez, père ?

— Je t’en prie.

Hektor se cala sur ses talons pour l’écouter. Elle adressa un sourire sinistre aux trois conseillers de son père.

— Le plus urgent est de mettre un nom sur l’instigateur de ce crime, décida-t-elle. Il faut absolument tuer dans l’œuf l’idée qu’il ait pu s’agir d’un acte de rébellion né en Corisande. Rappelez-moi vers qui se sont automatiquement portés tous nos soupçons ?

— Cayleb, répondit Tartarian.

Comme la plupart des hommes, il avait tendance à oublier en de tels instants que la princesse n’avait pas encore vingt ans. Elle ressemblait tant à son père que c’en était effrayant.

— Exactement. Que ce soit lui ou non le responsable, peu importe : il pourrait parfaitement l’être. Ce n’est pas comme si nous avions la preuve du contraire. Étant donné que nous sommes en guerre contre Charis, il fera un suspect idéal aux yeux du peuple, d’autant plus qu’il s’agit d’un étranger doublé d’un ennemi. D’ailleurs, qu’attendre d’autre d’un hérétique que de telles manières de voyou ? Ainsi, annoncer que nous le croyons coupable devrait avoir un effet rassembleur.

— Elle a raison, répéta Hektor en lui décochant un sourire avant de se tourner vers ses trois hommes de confiance. Que Cayleb soit là-dessous ou non n’a aucune importance. Nous n’avons pas à nous soucier de sa réputation. En l’espèce, que nous risquions d’accuser un innocent ne m’empêchera pas de dormir ! Et cela aura précisément l’effet que vient de décrire Irys. À vrai dire, en dehors du fait qu’il nous a coûté la vie d’un homme loyal, cet attentat pourrait se révéler très utile à notre cause.

— À condition de ne pas oublier que Cayleb n’y est peut-être pour rien, Mon Prince, fit remarquer Coris. (Devant l’air interrogateur de Hektor, le comte haussa les épaules.) Dans l’ensemble, je suis d’accord avec Son Altesse et vous, surtout en ce qui concerne les conséquences politiques de ces manœuvres. Cependant, même si nous en tirons profit au bout du compte, n’oublions pas que quelqu’un a tenté de vous assassiner cet après-midi. Il est possible qu’il recommence. Aussi ne faut-il exclure aucun suspect, aucune piste, avant de connaître avec certitude l’identité du coupable.

— Bien entendu, Phylyp, convint Hektor. Bien entendu. Entretemps (il afficha un sourire mauvais), réfléchissons un peu au meilleur moyen de ternir la réputation de Cayleb, voulez-vous ?

L'alliance des hérétiques
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